samedi 13 novembre 2021

La stratégie gagnante du protestantisme chinois

 

La stratégie gagnante du protestantisme chinois

Comment le protestantisme a supplanté le catholicisme en Chine

La stratégie gagnante du protestantisme chinoisLa Cathédrale Saint-Ignace de Shanghai, Chine ©SIPA

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Quand la Chine s’est éveillée,
Paul-Henri Moinet

En déclarant le catholicisme incompatible avec les rites traditionnels chinois et en interdisant ces derniers en 1704, le pape Clément XI ne commet sans doute pas une erreur théologique, mais certainement une erreur stratégique et politique. Par mesure de rétorsion, l’empereur décide d’interdire la prédication chrétienne en Chine dès 1717 et quelques années plus tard, tous les missionnaires sont expulsés. Des jours sombres commencent pour les chrétiens chinois. Finie l’époque glorieuse où, comme l’a noté Chateaubriand dans ‘Génie du christianisme’, “le jésuite qui partait pour la Chine s’armait du télescope et du compas”. Balayée la grande ouverture menée par le prêtre savant Matteo Ricci mort et enterré à Pékin en 1610, dont l’obsession intellectuelle fut la compatibilité du christianisme avec le confucianisme. Il faudra attendre 1939 pour que le pape Pie XII reconnaisse à nouveau aux chrétiens chinois le droit de pratiquer le culte des ancêtres et les rites confucéens.

“Finie l’époque glorieuse où, comme l’a noté Chateaubriand dans ‘Génie du christianisme’, “le jésuite qui partait pour la Chine s’armait du télescope et du compas”

Trêve de courte durée entre les cultures religieuses chinoise et chrétienne puisque Mao arrive au pouvoir dix ans plus tard. Le fondateur du nouvel État raffine la vulgate marxiste de l’opium du peuple et proclame que les religions sont “des superstitions vulgaires proposées par des tyrans locaux à leurs propres fins égoïstes”. La foi était donc faite pour mourir de sa belle mort, ou avec l’aide zélée de quelques purges arbitraires et autres humiliations. Pourtant, ce que Claude Meyer, docteur en économie, conseiller au centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri), appelle “l’éclatant renouveau du spirituel” en Chine prouve le contraire : la foi n’est soluble ni dans le Parti communiste, ni dans la prospérité économique, ni dans la promesse radieuse de la modernité.

La Chine, premier pays chrétien au monde ?

‘Christianity in China’, une étude du Pew Research Center observe que dans les années 2010, la courbe démographique des chrétiens chinois rattrape celle des membres du Parti communiste.
Alors la foi, combien de divisions aujourd’hui en Chine ?

Tout dépend si l’on compte uniquement les adeptes des cinq religions officiellement reconnues – bouddhisme, taoïsme, protestantisme, catholicisme, islam – ou si l’on enregistre aussi les religions dites populaires (principalement des cultes locaux, agraires ou le culte des ancêtres) qui rassembleraient, selon le Pew Research Center, environ 300 millions de fervents.

Officiellement et selon la dernière édition 2018 du Livre blanc sur la liberté de croyance religieuse, le gouvernement recense 38 millions de protestants et 6 millions de catholiques. Certains experts évaluent à 70 millions le nombre de protestants et à 12 millions celui des catholiques. À comparer, selon les chiffres avancés par Claude Meyer croisant plusieurs sources, aux 250 millions de bouddhistes, 23 millions de musulmans et 12 millions de taoïstes. Devant ce qui est objectivement une progression du nombre des croyants en Chine, les experts les plus enthousiastes fantasment parfois la Chine comme le premier pays chrétien du monde en 2030. Mais la foi est souvent plus enthousiaste que la raison !

“Officiellement, le gouvernement recense 38 millions de protestants et 6 millions de catholiques. Certains experts évaluent à 70 millions le nombre de protestants et à 12 millions celui des catholiques”

Une seule chose est certaine : le nombre de chrétiens chinois a augmenté depuis la création de l’État en 1949 : à l’époque, le pays n’en comptait que 4 millions, dont un million de protestants, sur 540 millions d’habitants. Et en 1610, à la mort de Matteo Ricci, il y avait moins de 3 000 âmes chrétiennes.

“Soyez rusés comme des serpents et purs comme des colombes” recommande l’Évangile selon Matthieu. À ce régime, les protestants le sont plus que les catholiques, ce qui explique leur sur-pondération dans la balance des âmes chrétiennes chinoises. Car il faut être rusé pour prospérer dans une culture qui n’a jamais pensé la transcendance, le salut, la grâce et encore moins la chute, l’incarnation ou la rédemption et qui, de surcroît, est prise en mains depuis cent ans par un parti athée.

Le Rouge et le Gris

En Chine, la liberté de croyance religieuse est constitutionnellement garantie tout comme la “protection des activités religieuses normales”. L’article 6 de la Constitution de 1982 précise néanmoins qu’il est interdit “d’utiliser la religion pour se livrer à des activités qui perturbent l’ordre public, portent atteinte à la santé des citoyens ou interfèrent avec le système éducatif de l’État”. Et le Bureau des affaires religieuses, auparavant sous autorité du gouvernement, est depuis 2018 sous contrôle du Parti communiste.

“Le marché chinois de la religion en trois couleurs. Rouge pour les églises et les organisations reconnues par l’État, noir pour celles qui sont illégales, gris pour celles qui sans être officiellement reconnues sont tolérées”

Le sociologue Fenggang Yang, auteur de ‘Religion in China, Survival and Revival under Communist Party’ aux Presses universitaires d’Oxford, décompose le marché chinois de la religion en trois couleurs. Rouge pour les églises et les organisations reconnues par l’État, noir pour celles qui sont illégales, gris pour celles qui sans être officiellement reconnues sont tolérées. Si Stendhal réécrivait son roman en Chine, il l’appellerait sans hésiter Le Rouge et le Gris.

Organisation et ramification du protestantisme

Comment, dans ce contexte sous haute surveillance politique et malgré l’œuvre fondatrice du jésuite Ricci, le protestantisme s’y est-il pris pour se développer beaucoup plus vite en Chine que le catholicisme ? Organisation, ramification, incarnation, simplification, numérisation sont les maîtres mots de sa réussite stratégique.

Son organisation polycéphale, ne dépendant ni du Vatican ni d’une hiérarchie verticale immuable, lui donne une souplesse d’adaptation et d’infiltration du territoire bien supérieure à celle de l’Église catholique. Pendant que le Vatican est obligé de négocier poste à poste avec Pékin, surtout depuis l’accord de 2018 selon lequel les noms des nouveaux évêques doivent être proposés à Rome par le gouvernement chinois après consultation de la Conférence des évêques chinois, laissant ainsi au pape un droit de veto sur les nominations proposées par le pouvoir, les pasteurs, libres comme l’eau, peuvent créer des églises de foyers un peu partout, les déplacer comme ils veulent ou les mettre en sommeil quand elles sont trop inquiétées.

“La foi protestante a gagné ses lettres de reconnaissance en se diffusant plus systématiquement et plus vite dans les organisations caritatives et autres ONG ou fondations approuvées par l’État”

Ramification ? La foi protestante a gagné ses lettres de reconnaissance en se diffusant plus systématiquement et plus vite dans les organisations caritatives et autres ONG ou fondations approuvées par l’État, irréprochables puisqu’elles portent efficacement secours et assistance aux populations en cas de catastrophe naturelle ou de grande précarité.

Incarnation, simplification et numérisation

Incarnation ? La foi contemporaine a moins besoin de Messie ou de prophètes que de stars, figures que l’on croit omnipotentes parce qu’elles sont visibles en continu : ainsi Mgr Ting, star de l’Église protestante jusqu’à sa mort en 2012 à 95 ans, toujours en bons termes avec le pouvoir, grâce à sa subtilité diplomatique et à son entreprise de synthèse théologique entre la foi chrétienne et les vertus traditionnelles chinoises confucéennes ou taoïstes, version protestante contemporaine de la géniale intuition du jésuite Ricci.

Simplification ? La simplicité de la liturgie protestante et de son rapport à Dieu est ici décisive : pour un esprit chinois rétif à toute idée de transcendance ou de rédemption, les “Sola scriptura, Sola fide, Sola gratia” de la Réforme protestante sont des principes théologiques qui facilitent l’accès à l’évidence de Dieu.
Numérisation ? Les enfants de Luther sont aussi les enfants de la technologie : c’est ainsi que les blogueurs et les prédicateurs protestants chinois sont à la fois plus actifs et plus nombreux que les catholiques dans la construction d’une véritable église numérique sur les réseaux sociaux.

“La simplicité de la liturgie protestante et de son rapport à Dieu est ici décisive : pour un esprit chinois rétif à toute idée de transcendance ou de rédemption”

Malgré sa dispersion en de nombreux courants – adventistes, pentecôtistes et autres évangélistes – la foi protestante a donc supplanté le catholicisme. Ce n’est pas parce qu’il y a plus de lecteurs chinois de Luther que de Bossuet que le protestantisme a gagné en Chine. C’est parce qu’il a élaboré une meilleure stratégie.

Avec ou sans foi, la stratégie fait toujours la différence.

Retrouvez les analyses sur la mutation de la Chine dans Sinocle

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