jeudi 6 octobre 2011

Steve Jobs; la mort d'un Dieu moderne

Steve Jobs, cofondateur de la marque Apple et ancien PDG de l’entreprise, est décédé dans la nuit de mercredi à l’âge de 56 ans. Il souffrait d’un cancer du pancréas depuis 2004 qui l’avait obligé à prendre plusieurs congés maladie et à subir une greffe du foie en 2009. Il s’était à nouveau retiré depuis janvier avant d’annoncer le 24 août dernier démissionner de la direction de l’entreprise.
Un succès fulgurant

Du président américain Barack Obama à Bill Gates en passant par Mark Zuckerberg, l’annonce du décès de Steve Jobs a suscité des réactions élogieuses du monde entier. Avec sa mort, c’est une page mythique de l’histoire de l’informatique qui se tourne, et la figure d’un dieu moderne qui disparaît. Tout commence à la fin des années 1970. Steve Job et son ami Steve Wozniak fondent la marque Apple dans le garage de la famille Jobs, dans la Silicon Valley, en Californie.

Très vite, les deux entrepreneurs lancent leur premier ordinateur, l’Apple 1, suivit de l’Apple 2, premier micro-ordinateur produit en série, qui remporte un succès fulgurant.

La société entre en Bourse en 1980 avant que Steve Jobs ne quitte Apple en 1985 à la suite de luttes internes. Il reprend la direction du groupe en 1997 et devient directeur général en 2000. En 2001, Apple lance avec succès le baladeur iPod, puis ouvre en 2003 sa boutique de musique en ligne, iTunes. En 2007, le groupe entre sur le marché des téléphones multifonction avec l’iPhone et rencontre un nouveau triomphe. En 2011, Apple devient temporairement la plus grosse société au monde, pesant environ 350 milliards de dollars en Bourse. Toute l’histoire d’Apple est intimement mêlée à celle de son créateur, et sa disparition constitue la fin d’une époque faite de réussites, d’innovations technologiques et de profits gigantesques.
Un univers quasi religieux

Mais derrière les avancées techniques de l’entrepreneur Steve Jobs et de son entreprise, c’est tout un univers quasi religieux qui entoure le groupe, son fondateur et ses produits. Le symbole de la marque représente sans doute l’exemple le plus évident et le plus ambigu : une pomme croquée, qui rappelle inévitablement le fruit défendu de la Genèse mordu par l’homme, le condamnant à quitter le jardin d’Eden, mais qui en même temps qui lui révèle la connaissance du bien et du mal. Cette symbolique, dont les interprétations sont innombrables, illustre en tout les cas cette volonté de donner à Apple une aura mystique, un halo divin, qui lui confère une capacité d’attraction hors du commun.

Car au-delà du symbole de la marque, toute la stratégie commerciale d’Apple et de Steve Jobs semble renvoyer à cette idée de groupe religieux, avec pour Messie son fondateur. Les présentations de chaque nouveau produit par Steve Jobs, dans son invariable tenue jean et col roulé noir, devant un parterre par avance conquis, ressemblent à s’y méprendre à de véritables prêches, une grande messe toute emplie de solennité et qui révèle au monde le nouvel objet indispensable au bon déroulement de la vie de chacun. L’annonce de la commercialisation est d’ailleurs systématiquement suivi d’une ruées des les magasins Apple, devant lesquels, le jour de la sortie de l’objet de culte, se créent d’interminables files d’attentes, files de fidèles pressés de recevoir la dernière Ostie technologique.
Une image de pureté

L’aspect matériel même des produits Apple et de leurs magasins confèrent à la marque une image de pureté presque spirituelle. Le design des objets, aux lignes sensuelles, aux couleurs attrayantes, sont disposés dans des espaces de ventes eux-mêmes conçus pour recevoir le client dans un havre de perfection : chaque objet, parfaitement à sa place, chaque matériau, lisse, doux, raffiné, chaque ligne, chaque forme, chaque espace parfaitement utilisés. Une pureté matérielle qui donne aux magasins Apple cet aspect de Temple dressé au culte de la technique informatique, dans lesquels les utilisateurs -et acheteurs- se délectent de tout ce blanc, de cet univers de technologie à portée de porte-monnaie, qui semble abolir la souillure, l’impur, le vil, la maladie même, pour ne garder que cette pure perfection matérielle.

Un documentaire diffusé par la chaîne britannique BBC semble d’ailleurs corroborer cette analyse. Des neuroscientifiques ont en effet fait passer un IRM à un fanatique des produits Apple pour étudier ses réactions face à des appareils de la marque. Résultat, selon l’analyse des neuroscientifiques, lors des réponses du sujet examiné, le cerveau donne à Apple une place privilégiée, la même que celle de la foi pour les croyants. L’évêque de Buckingham, interviewé dans l’émission, soutient d’ailleurs cette analyse et rapproche lui aussi les magasins Apple, dans leur conception, à de lieux de prières.Une autre preuve de cette image transcendante, angélique et virginale est la vision d’Apple qu’ont la majorité des consommateurs. Selon un classement du magazine Fortune, la société demeure la plus admirée dans le monde en 2010 après l’avoir déjà été en 2008 et 2009.
Une stratégie marketing exceptionnelle

De nombreux sondages, questionnaires réalisés auprès de différents consommateurs mettent également la marque Apple au premier rang dans toute une série de domaines, et pas uniquement technologiques. Pourtant, dans les faits, le management de Steve Jobs, son culte du secret et l’opacité de son entreprise sont fréquemment critiqués, de même que les conditions de travail de ses sous-traitants, le plus souvent chinois. Malgré cela, le groupe n’est presque jamais considéré comme une multinationale vouée au profit et son fondateur comme un simple grand patron parmi d’autres. Et c’est sans aucun doute parce que Steve Jobs a toujours su, grâce à une stratégie marketing exceptionnelle, donner à Apple l’image d’une grande institution qui emmène l’humanité vers un monde technologiquement plus avancé, plus simple et élégant, qui peut remplacer les anciennes fois, les anciennes croyances, pour devenir, dans une société d’hyperconsommation, le nouvel objet de culte. Avec la mort de son fondateur, c’est l’image d’un dieu moderne qui disparait, et dont on ne saura jamais vers quel salut il nous emmenait.


le Monde